CHAPITRE VI

 

         Frère Tóla, l’assistant du médecin de l’abbaye, un homme aux cheveux argentés et au visage plaisant, arborait un perpétuel sourire, comme si l’existence était une bonne plaisanterie. Fidelma se fit la réflexion que la plupart des médecins qu’elle avait rencontrés, hommes ou femmes, exprimaient un grand amour de la vie, à croire qu’ils considéraient avec humour les tragédies dont ils étaient les témoins. Peut-être était-ce une façon de se prémunir contre la douleur et la mort auxquelles ils étaient constamment exposés. A moins que leur commerce avec le malheur ne les amène à se forger une philosophie, dont le précepte essentiel se résumerait à « tant qu’on a la santé, vivons intensément ».

— J’aimerais vous poser quelques questions, dit Fidelma une fois les présentations terminées.

Ils se tenaient sur le seuil de la cellule qui avait été occupée par Dacán.

— Je vous en prie, ma sœur, répliqua Tóla dont les yeux pétillaient de malice. Mais je ne vous serai que de peu d’utilité, je le crains.

— Peu après la découverte du corps du vénérable Dacán, l’abbé Brocc vous a envoyé chercher pour examiner le corps.

— C’est exact.

— Vous êtes l’assistant du médecin-chef de l’abbaye ?

— De frère Midach, oui.

— Excusez-moi, mais pourquoi l’abbé a-t-il fait appel à vous plutôt qu’à frère Midach ?

Fidelma voulait confronter sa réponse à celle de Conghus.

— Frère Midach avait quitté l’abbaye la veille au soir et il n’était pas attendu avant six jours. On fait souvent appel à nous dans les villages avoisinants pour dispenser des soins aux malades.

— Très bien. Pouvez-vous me décrire ce que vous avez découvert ?

— Volontiers. Ça se passait juste après tierce. Frère Martan, l’apothicaire, avait remarqué que les cloches n’avaient pas sonné la prière...

Fidelma dressa l’oreille.

— Si les cloches n’avaient pas sonné, comment l’apothicaire savait-il que c’était juste après tierce ?

Tóla eut un petit rire.

— Aucun mystère là-dedans. Martan s’intéresse à la mesure du temps et la communauté possède une clepsydre. Nous l’avons fabriquée il y a bien des années de cela, au retour d’un de nos frères de la Terre sainte. Il avait rapporté un plan. Une clepsydre...

— Je connais cet instrument. Donc l’apothicaire avait consulté cette pendule à eau ?

— Du tout. Martan compare souvent la clepsydre à un appareil de mesure dans son officine qui, malgré son ancienneté, fonctionne de façon assez satisfaisante. Il s’agit d’un mécanisme composé de deux boules creuses qui communiquent par un petit trou où coule le sable. Pour compter exactement le temps il faut, dès que la boule supérieure est vide, opérer un retournement pour que l’autre boule se vide à son tour.

— Un sablier ? dit Cass, très content de lui. J’en ai déjà vu un.

— Cela fonctionne sur le même principe, enchaîna Tóla avec sa bonne humeur communicative. Mais celui de Martan, qui a été construit il y a cinquante ans par un artisan de cette abbaye, mesure non pas une heure mais un cadar.

Fidelma marqua sa surprise, car un cadar correspondait au quart d’une journée.

— Si j’ai le temps, j’aimerais bien aller jeter un coup d’œil à cette merveilleuse machine, confessa-t-elle. Mais je crois que nous nous écartons du sujet qui nous préoccupe.

— Frère Martan m’a informé que nous avions largement dépassé tierce et c’est alors que l’abbé Brocc m’a fait mander. Je me suis rendu dans ses appartements et il m’a annoncé que le vénérable Dacán avait été découvert sans vie. Il voulait que j’examine le cadavre.

— Vous connaissiez Dacán ?

Tóla hocha la tête d’un air pensif.

— Nous sommes une grande communauté, ma sœur, mais pas si grande que nous ne remarquions un homme comme lui.

— Aviez-vous des contacts ?

— Je partageais ses repas puisque nous occupions la même table, mais nous n’avons jamais échangé plus de quelques mots. Il n’était pas du genre à encourager les liens d’amitié, il était froid et... assez froid, oui, et...

— Austère ? proposa Fidelma.

— Exactement, acquiesça Tóla.

— Donc vous vous rendez à l’hôtellerie, reprit Fidelma, et vous entrez dans la cellule. Qu’avez-vous découvert ? Pouvez-vous nous décrire la scène ?

— Certainement. Dacán gisait sur son lit, allongé sur le dos, les mains attachées derrière lui et les chevilles entravées. On lui avait enfoncé un bâillon dans la bouche. Le sang sur sa poitrine révélait qu’il avait reçu plusieurs coups de poignard.

— Combien à votre avis ?

— Sept. Je les ai comptés.

— Vous souvenez-vous de la position de la couverture ? Elle le recouvrait ou il était étendu dessus ?

Tóla parut un peu surpris par la question.

— Il gisait tout habillé sur la couverture.

— Était-elle éclaboussée de sang ?

— Non. De telles blessures saignent abondamment mais, vu la position de Dacán, le sang s’était figé sur sa poitrine.

— Donc on n’a pas utilisé la couverture pour l’essuyer ou pour transporter le corps ?

— Pas que je sache. Pourquoi vous intéresser à ce détail ?

Fidelma ignora la question et l’encouragea à poursuivre.

— Je fis alors transférer le cadavre à la morgue et, après qu’il fut lavé, je vérifiai mes premières hypothèses. Sept coups de poignard, dont quatre mortels, avaient été portés dans la région du cœur et dans l’organe même.

— Est-ce que vous qualifieriez l’attaque de brutale ?

Tóla lui jeta un regard teinté de respect.

— Pour l’assassinat de sang-froid d’un vieillard pieds et poings liés, un seul coup dans le cœur aurait suffi.

Fidelma se mordit la lèvre en hochant la tête.

— Et avez-vous une idée de l’heure à laquelle le meurtre a eu lieu ?

— Quand j’ai examiné le corps, j’en ai déduit que l’assassinat remontait à un certain temps déjà car il était pratiquement froid.

— Avez-vous vu l’arme ?

— Non.

— Et maintenant, cela vous dérangerait-il de me montrer exactement dans quelle position le corps reposait sur le lit ?

Tóla haussa les épaules, pénétra dans la chambre alors que Fidelma restait sur le seuil, brandissant la lampe, et se coucha sur le lit. Fidelma remarqua avec intérêt que ses jambes pendaient. Seul son torse reposait sur la paillasse. Ses pieds touchaient le sol. Il avait le menton relevé, les yeux fermés et les bras derrière le dos pour suggérer qu’il était entravé. La posture laissait supposer que Dacán avait été attaqué alors qu’il se tenait debout, puis renversé sur le lit.

— Merci infiniment, frère Tóla, vous êtes un excellent témoin.

Tóla se releva.

— J’ai déjà travaillé avec un dálaigh, ma sœur, dit-il simplement.

— Quand vous êtes entré dans cette cellule, avez-vous remarqué l’état de la pièce ?

— Pas particulièrement, reconnut-il. J’étais obnubilé par le cadavre de Dacán.

— Essayez de vous rappeler. La chambre était-elle rangée ou en désordre ?

Il regarda autour de lui.

— Je dirais rangée, aussi ordonnée que maintenant. La lampe sur la table brûlait toujours. D’après ce qu’on m’a raconté, le vénérable Dacán était soigneux jusqu’à l’excès.

— Qui vous a dit cela ?

Il eut une moue dubitative.

— Le frère Rumann, il me semble. Il a été chargé de l’enquête.

— Bon, je crois que notre entretien touche à sa fin. Donc vous avez fait enlever la dépouille et vous l’avez examinée. Avez-vous touché à la lampe ? L’avez-vous remplie d’huile ?

— Pas du tout. Je l’ai juste éteinte quand nous avons emmené le cadavre.

— Je suppose que Dacán a été enterré ici ?

A sa grande surprise, Tóla secoua la tête.

— Non, il a été expédié à l’abbaye de Fearna, à la requête de l’abbé Noé.

Il fallut quelques secondes à Fidelma pour se remettre du choc de cette nouvelle.

— Je croyais que, pour les besoins de l’enquête, l’abbé Brocc avait refusé de rendre les effets personnels de Dacán à Laigin, dit-elle d’un ton brusque. Et puis il renvoie le corps. Cela manque de cohérence.

Tóla prit un air distant.

— Un cadavre se conserve difficilement, ce qui explique peut-être l’empressement de l’abbé Brocc. Et comme à ce moment-là notre médecin-chef, frère Midach, était rentré de voyage, c’est lui qui s’est chargé de tous les arrangements et a autorisé l’enlèvement du corps.

— Midach est bien rentré six jours après le décès ?

— Exactement. Un navire de Laigin est arrivé pour exiger la restitution de la dépouille. Bien sûr, nous l’avions déjà placée dans notre crypte, une grotte dans la colline juste derrière nous où les abbés du monastère sont enterrés. Nous avons donc fait transporter le corps à bord du bateau de Laigin et, à l’heure qu’il est, je suppose que les reliques du vénérable Dacán reposent à Fearna.

La stupéfaction de Fidelma s’accrut.

— N’est-ce pas bizarre que Laigin ait appris la mort de Dacán aussi rapidement et exige la remise du corps ? Vous dites que le navire de Laigin a fait son apparition six jours après le meurtre ?

Tóla haussa les épaules.

— Nous sommes une colonie côtière, en contact permanent avec différentes régions du pays, nos bateaux naviguent jusqu’en Gaule, avec laquelle nous entretenons des relations commerciales. Par exemple, le vin de l’abbaye nous en arrive tout droit. Avec un vent et une marée favorables, une barc peut très bien rejoindre l’embouchure du fleuve Breacán en deux jours. Et de là, Fearna n’est qu’à quelques heures à cheval. Moi-même, je m’y suis souvent rendu en bateau et je connais bien la côte sud.

Fidelma était parfaitement renseignée sur les prouesses des barca, ces embarcations légères qui faisaient du commerce sur les côtes des cinq royaumes.

— Comme vous l’avez souligné, pour se déplacer aussi rapidement il faut bénéficier de vents particulièrement favorables, Tóla. Et il n’en demeure pas moins que l’abbé Noé a été prévenu avec une surprenante célérité. Mais je vous accorde que l’exploit n’est pas impossible. Et le bateau de guerre de Laigin qui n’a toujours pas bougé d’ici, quand a-t-il mouillé l’ancre à l’entrée de la crique ?

— Environ trois jours après que le navire chargé de la dépouille de Dacán a repris la mer.

— Alors il est clair que les deux bateaux ont été dépêchés de Laigin quelques jours après le meurtre de Dacán. Le roi de Laigin a monté sa conjuration dès qu’il a appris la nouvelle.

Elle semblait se parler à elle-même, comme pour mettre de l’ordre dans ses pensées, et Tóla demeura silencieux. Puis elle soupira devant les difficultés de sa mission.

— Quand vous avez examiné le corps de Dacán, dit-elle enfin, des indices dont vous n’avez pas fait mention vous auraient-ils frappé ?

— Non, je n’ai remarqué que les blessures qui ont provoqué la mort.

— On est en droit de supposer qu’il s’est débattu quand il a été ligoté. Vous n’avez pas noté de bleus, de meurtrissures ? Pas de marques signalant qu’il aurait été assommé ?

Tóla changea de visage.

— Vous vous demandez comment son ennemi a pu le bâillonner sans lutte ?

Fidelma eut un petit sourire.

— Exactement, Tóla.

Le médecin devint sérieux pour la première fois depuis le début de leur entretien.

— Je n’ai rien constaté de particulier. Il ne m’est pas venu à l’esprit...

— Quoi donc ?

— J’ai manqué de réflexes, soupira Tóla.

— De quoi parlez-vous ?

— Sur le moment, j’aurais dû me poser cette question. Je suis néanmoins certain de n’avoir pas relevé de meurtrissures sur les poignets et les chevilles, pourtant étroitement attachés.

— De quoi étaient fabriqués les liens ? demanda Fidelma, pour s’assurer que les informations qu’elle tenait de Conghus recoupaient celles du médecin.

— Des bandelettes de drap de couleur.

— Quelles couleurs ?

— Rouge et bleu, il me semble.

Fidelma hocha la tête.

— Je suppose qu’on les a jetées ? interrogea Fidelma par acquit de conscience.

A sa grande surprise, Tóla secoua la tête.

— Il se trouve que non. Frère Martan, notre apothicaire, un homme entreprenant s’il en fut, a un goût bizarre pour les reliques et il a pensé que les liens de Dacán risquaient fort de se convertir un jour en espèces sonnantes et trébuchantes, surtout s’il est reconnu comme un saint homme par la foi.

— Donc frère Martan a gardé ces bouts de tissu ?

— Oui.

— Eh bien, voilà une excellente nouvelle ! s’exclama Fidelma. Dans la mesure où ils représentent des éléments de preuve, je vais me les approprier pour les besoins de mon enquête. Dites au frère Martan que je les lui rendrai dès qu’ils ne me seront plus d’aucune utilité.

Tóla hocha la tête d’un air pensif.

— Mais pourquoi diable Dacán s’est-il laissé attacher par ses ennemis sans lutter ?

Fidelma paraissait aussi perplexe que lui.

— Peut-être ignorait-il qu’on lui voulait du mal. Je voudrais clarifier un point avant que nous nous quittions. Vous avez constaté que le corps était froid. A votre avis, le meurtre remontait à combien de temps ?

— Difficile de juger. Au moins plusieurs heures. J’ignore quand on a vu Dacán pour la dernière fois, mais je dirais qu’il a trépassé autour de minuit. En tout cas, l’assassinat s’est produit pendant la nuit et pas au matin.

Les yeux de Fidelma tombèrent sur la lampe à huile posée sur la table de chevet.

— Dacán a été tué vers minuit et quand on l’a découvert au matin, la lampe à huile brûlait.

Cass, qui était demeuré silencieux, l’observait avec intérêt.

— Pourquoi dites-vous cela ? s’étonna-t-il.

Fidelma alla chercher la lampe et la souleva précautionneusement, puis la lui tendit. Quand il la prit, la stupéfaction se peignit sur son visage.

— Je ne comprends pas ! s’exclama-t-il.

— Donc, vous aussi, vous avez remarqué quelque chose de bizarre ?

— Mais oui, elle est encore pleine. S’il s’agit de la même lampe, elle n’avait pas brûlé plus d’une heure quand frère Conghus a découvert le corps.

Assise sur son lit, les mains croisées derrière la tête, sœur Fidelma fixait le vide. Après avoir remercié frère Tóla pour son aide, sans manquer de lui rappeler que, le lendemain matin, frère Martan devrait lui remettre les bandelettes de tissu qui avaient servi à ligoter Dacán, elle avait souhaité « une bonne nuit de repos » à sœur Necht, sa jeune adoratrice, en lui intimant l’ordre de se présenter devant elle le matin suivant en compagnie de frère Rumann.

Puis elle s’était retirée dans sa chambre et Cass l’avait imitée. Maintenant, trop excitée pour trouver le sommeil, elle réfléchissait, sans se résoudre à éteindre sa lampe qui brûlait inconsidérément.

Tout d’abord, elle réalisait que son cousin, l’abbé Brocc, s’était montré assez sélectif dans les informations qu’il lui avait fournies. Pourquoi avait-il demandé à frère Conghus de veiller sur Dacán une semaine seulement avant la mort de ce dernier ? Elle exigerait des explications.

A cet instant, quelqu’un frappa doucement à la porte.

Elle alla ouvrir et se trouva nez à nez avec Cass.

— J’ai vu de la lumière. J’espère que je ne vous dérange pas ?

Fidelma secoua la tête et s’effaça pour le laisser entrer. Il s’assit sur l’unique siège de la cellule tandis qu’elle retournait sur son lit. Pour des raisons de bienséance, elle avait laissé la porte entrouverte. Dans certaines communautés, les codes moraux évoluaient rapidement. De nombreux dirigeants de la foi, tel Ultan d’Armagh, s’étaient prononcés contre les communautés mixtes et prônaient même le célibat, un concept peu populaire dans les principales religions qui avaient cours dans les cinq royaumes.

Il circulait une encyclique, attribuée à Patrick, qui répertoriait trente-cinq règles destinées aux adeptes de la foi. La neuvième interdisait à un prêtre et à une nonne célibataires qui ne venaient pas du même village ou de la même communauté de séjourner dans la même hôtellerie ou dans la même maison. De plus, il leur était défendu de voyager ensemble dans un char et de bavarder librement. Et d’après la dix-septième règle, une femme qui faisait vœu de chasteté puis se mariait était excommuniée à moins qu’elle ne quitte son mari et ne fasse pénitence. La circulation de ce document qui se réclamait de Patrick et de ses évêques, Auxilius et Iserninus, avait mis Fidelma dans une grande colère, car ces préceptes étaient contraires aux lois des cinq royaumes. Elle entretenait de sérieux doutes quant à l’authenticité de cette encyclique car, d’après la première règle, tout membre de la religion qui faisait appel aux lois séculières était excommunié. Or, deux siècles auparavant, Patrick lui-même appartenait à la commission de neuf hommes réunie par le haut roi Laoghaire, qui était chargée d’inscrire les nouveaux textes dans les lois civiles et criminelles en cours.

Pour Fidelma, ces « règles du premier concile de Patrick » n’étaient rien d’autre que de la propagande de la faction qui souhaitait que la foi dans les cinq royaumes d’Éireann soit gouvernée depuis Rome.

Elle revint brusquement à la réalité, consciente qu’elle n’avait pas écouté le discours de Cass.

— Excusez-moi, dit-elle maladroitement, mais mon esprit était ailleurs. Que disiez-vous ?

Le jeune guerrier, mal installé sur sa petite chaise, allongea les jambes.

— Je disais que j’avais ma petite idée sur la lampe.

— Ah ?

— Il est évident que quelqu’un l’a remplie quand on a découvert le corps de Dacán.

Fidelma croisa son regard franc et candide.

— Si Dacán a été tué autour de minuit, la lanterne n’a pas pu brûler toute la nuit, à moins...

Elle lui adressa un sourire espiègle et termina la phrase à sa place :

— ... à moins que nous ne soyons les témoins d’un miracle, celui de la lampe qui ne se vide jamais ?

Cass fronça les sourcils, désarçonné par son insouciance.

— Donc il n’y a pas d’autre solution que celle que je vous ai donnée, conclut-il.

— Peut-être. Pourtant, quand Conghus a découvert le corps, la lampe brûlait et il ne l’a pas manipulée. Elle brûlait toujours quand frère Tóla est intervenu et il jure qu’il ne l’a pas remplie. Il nous a cependant précisé qu’il l’a éteinte quand lui et son assistant, frère Martan, ont transporté le corps à la morgue pour qu’il y soit examiné.

Cass réfléchit un instant.

— Alors elle a été remplie juste avant la découverte du corps, ou après sa levée. Vous-même avez signalé que cette lanterne, si on considérait la quantité d’huile qu’elle contenait, n’avait pas pu se consumer plus d’une heure. Une tierce personne est donc nécessairement intervenue.

Une lueur amusée dansa dans les prunelles de Fidelma.

— Félicitations, Cass, vous commencez à manifester des dispositions pour la fonction de dálaigh.

Devant les moqueries de Fidelma, Cass fit mine de se lever.

— Bon, eh bien... lança-t-il d’un air irrité.

Elle leva la main.

— Ne vous fâchez pas, Cass, je parlais sérieusement, vous avez soulevé un point que je n’avais pas remarqué. Tout compte fait, je pense que la lampe a été remplie juste avant que Conghus ait découvert le corps.

Cass se renversa sur sa chaise d’un air satisfait.

— Eh bien, j’aurai au moins résolu ce mystère mineur.

— Ce mystère mineur ? s’exclama Fidelma d’un ton scandalisé.

— Qu’est-ce que ça peut fiche qu’une lanterne soit vide ou pleine ? s’étonna Cass en levant les mains au ciel. L’important est de découvrir qui a tué Dacán.

Fidelma le toisa d’un air vaguement déçu.

— Quand on cherche la vérité, aucun détail n’est à rejeter. Souvenez-vous du puzzle dont je vous ai parlé. Il faut ramasser les petites pièces, même si elles ne semblent pas s’ajuster. Puis vous les rangez dans un coin de votre tête. Cela s’applique  tout spécialement aux éléments qui peuvent vous paraître bizarres de prime abord.

— Mais quel est le lien entre la lampe et notre énigme ?

— Nous le trouverons, à condition de se poser les bonnes questions.

— Votre art me semble très compliqué, ma sœur.

Fidelma fit la moue.

— Le vôtre me semble bien plus difficile, surtout quand il faut prendre des décisions.

Cass se redressa.

— Vous vous trompez, je ne suis qu’un simple guerrier au service de mon roi. J’adhère au code de l’honneur et me contente d’obéir.

— Ne choisissez-vous pas d’occire, de mutiler ou de gracier ? Sans compter que votre foi vous interdit de tuer. Comment vous arrangez-vous avec vous-même ?

Cass rougit.

— Je ne tue que les méchants, les ennemis de mon peuple.

Fidelma fronça le nez.

— On dirait que, pour vous, les ennemis ne forment qu’une seule et même personne. Que faites-vous du commandement « Tu ne tueras point » ? Quand nous tuons, même s’il s’agit de mettre les méchants hors d’état de nuire, cet acte nous rabaisse au même rang que ceux que nous supprimons.

Cass renifla d’un air dédaigneux.

— Vous préféreriez qu’ils vous tuent ? demanda-t-il avec cynisme.

— Si nous en croyons les enseignements de notre foi, c’est l’exemple que le Christ nous a donné. Selon les paroles mêmes de Jésus telles qu’elles sont rapportées par Matthieu, « Ceux qui prennent le glaive périront par le glaive[5]. »

— Cet exemple me paraît peu réaliste, répliqua Cass avec ironie.

Sa réaction intéressait Fidelma au plus haut point, car elle se débattait depuis longtemps avec la théologie de la foi, et elle rencontrait des difficultés à défendre certains de ses principes fondamentaux. Elle exprimait souvent ses doutes au cours de joutes oratoires avec ses interlocuteurs, jouant l’avocat du diable pour mieux clarifier ses propres positions.

— Pourquoi donc ? insista-t-elle.

— En tant que dálaigh, vous croyez à la loi. Vous vous êtes spécialisée dans la recherche des assassins afin de les traîner en justice. Vous croyez à la punition des assassins et n’hésitez pas à lever l’épée contre eux. Vous ne restez pas les bras croisés en disant : « C’est la volonté de Dieu. » J’ai entendu un adepte de la foi dénoncer les brehons, en usant lui aussi des préceptes de Matthieu. « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés2. » Les défenseurs de la loi ne tiennent pas compte des paroles de Matthieu, et moi j’ignore ce qu’il dit sur les soldats.

Fidelma poussa un soupir de contrition.

— Vous avez raison, il est bien difficile de tendre l’autre joue. Nous ne sommes que des êtres humains.

Elle ne s’était jamais sentie vraiment à l’aise avec le prêche de Jésus rapporté par Luc : « A qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique1. » Or encourager l’oppression en tendant l’autre joue signifie que l’on a sa part de culpabilité puisqu’on invite le délinquant à un nouveau vol et à une nouvelle violence. Pourtant, d’après Matthieu, Jésus aurait déclaré : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille2. » Troublée, Fidelma consacrait beaucoup de temps à réfléchir à ces impératifs apparemment contradictoires.

— Peut-être la foi attend-elle trop de nous ? dit Cass.

— Peut-être. Mais l’humanité devrait toujours viser au-delà de ce qu’elle peut saisir, sinon, nous ne progresserions jamais.

Brusquement, le visage de Fidelma refléta une détresse enfantine.

— Excusez-moi, Cass. Il arrive que je mette ma foi à l’épreuve.

Le jeune guerrier affecta l’indifférence.

— Personnellement, je n’ai aucun souci de ce genre.

— Alors votre foi est grande, répliqua Fidelma avec une pointe de sarcasme.

— Pourquoi devrais-je mettre en doute ce que prêchent les prélats ? Je suis une personne simple.

Voilà des siècles qu’ils se penchent sur ces problèmes. S’ils disent que c’est comme ça, je les crois.

Fidelma secoua la tête avec tristesse. Dans des moments pareils, elle regrettait ses discussions passionnées avec frère Eadulf de Seaxmund’s Ham.

— Le Christ est le fils de Dieu, dit-elle avec fermeté. Il approuverait l’hommage de la raison, car le doute est également garant de la foi.

— Vous philosophez, Fidelma de Kildare. Je ne m’attendais pas à ce qu’une religieuse questionne sa foi.

— Mon scepticisme est né de trop de mauvaises expériences en ce monde, Cass de Cashel. L’incertitude est un bon guide, surtout quand nous faisons notre examen de conscience. Mais maintenant que nous avons épuisé le sujet, allons dormir car, demain, une rude journée nous attend.

Cass se leva à regret.

Dès qu’il eut quitté la chambre, elle s’allongea sur son lit et, cette fois, elle éteignit la lampe.

Alors que les événements de la journée qui se rattachaient à la mort du vénérable Dacán lui sortaient de l’esprit, d’autres images vinrent la troubler. Eadulf de Seaxmund’s Ham la hantait. En songeant à lui, elle ressentit à nouveau un curieux sentiment de solitude qui ressemblait étrangement au mal du pays.

Leurs différends lui manquaient. Elle adorait taquiner Eadulf sur leurs divergences d’opinions et leurs points de vue contradictoires. Il mordait à l’hameçon avec une bonne humeur communicative. Et jamais l’inimitié de se mêlait à leurs débats. Ils sortaient toujours grandis de leurs controverses.

L’absence d’Eadulf se faisait cruellement sentir. Inutile de le nier.

Cass, un homme simple et d’un commerce agréable, obéissait à un code de l’honneur des plus stricts. Mais pour elle, il manquait de l’humour qui lui plaisait tant et faisait le sel de l’existence. Ils ne pouvaient confronter leurs perspectives intellectuelles au sens le plus large du terme. En y repensant, Cass lui rappelait une personne responsable d’un épisode douloureux de sa vie. À l’âge de dix-sept ans, elle était tombée amoureuse d’un jeune guerrier du nom de Cian. Il appartenait à l’élite des gardes du corps du haut roi, à l’époque le monarque s’appelait Cellach. Elle était jeune, insouciante et amoureuse, mais Cian ne comprenait rien à sa quête spirituelle et il avait fini par la quitter pour une autre. Rejetée, privée de ses illusions, cette aventure lui avait laissé un goût amer, même si les années avaient tempéré ses sentiments. Seulement voilà, elle ne s’était jamais vraiment remise de cette déception. Se l’était-elle seulement autorisé ?

Avec Eadulf de Seaxmund’s Ham, le seul homme de son âge auprès duquel elle s’exprimait librement, elle respirait mieux.

Peut-être avait-elle entamé cette discussion sur la foi avec Cass pour le mettre à l’épreuve ? Oui, mais dans quel but ? Ne serait-elle pas en train de l’utiliser comme substitut à Eadulf ?

Scandalisée par sa sottise, elle soupira dans l’obscurité. Après tout, elle avait passé plusieurs jours en compagnie de Cass sans que cela pose de problème majeur.

Mais où était Eadulf, son cher ami qui ne reculait devant aucune hypothèse, même la plus audacieuse ?

Quelle idée saugrenue de chercher Eadulf dans un autre !

Elle se tourna et se retourna dans son lit, mais le sommeil la fuyait, et elle enfouit avec colère son visage dans l’oreiller.

Les cinq royaumes
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